lundi 5 septembre 2011

Qui veut gagner des batailles ?


En 1906, le sociologue britannique Francis Galton visita un grand concours d’estimation du poids d’un bœuf lors d’une foire agricole de l’est de l’Angleterre afin de mesurer statistiquement l’écart qui pouvait exister entre les évaluations des experts et celles de centaines de profanes. En effectuant la moyenne de toutes les estimations il obtint un chiffre de 1 197 alors que le bœuf pesait effectivement 1 198 livres. L’estimation globale s’avérait ainsi très supérieure à celle des meilleurs experts. De la même façon, dans l’émission Qui veut gagner des millions ? L’appel au public a un taux de réussite de 91 %, bien supérieur à l’appel à un ami cultivé (65 %). Plus étonnant, la marine américaine ne parvint à retrouver le sous-marin Scorpion disparu en mer en mai 1968 qu’après avoir demandé son avis à un panel de plusieurs dizaines de spécialistes de disciplines extrêmement diverses. Aucun d’eux ne fut capable de donner la position du sous-marin mais la moyenne de toutes leurs estimations, oui.

Il ressort de ces exemples tirés de l’étude de James Surowiecki, The Wisdom of Crowds, que l’appel à l’intelligence collective est efficace. En septembre 1914, la victoire de la Marne est au moins autant le résultat du bouillonnement intellectuel de milliers de militaires français que des décisions des grands états-majors. On a vu apparaître en effet, une multitude d’observations et d’idées techniques ou tactiques, dont la synthèse par le Grand quartier général et la diffusion horizontale ont permis d’adapter l’armée française au défi qui lui était opposé en l’espace de seulement deux semaines.

Cette efficacité de l’intelligence collective contraste avec celle des « experts » de l’époque, pour simplifier les brevetés de l’Ecole supérieure de Guerre quels que soient leurs grades, qui avaient le monopole de fait de la production littéraire. Celle-ci est encore inégalée à ce jour en volume mais quand on y regarde de plus près on s’aperçoit que ces dizaines de livres parus en particulier entre 1911 et 1914 racontent souvent la même chose, ce qui est finalement peu étonnant quand on examine le profil des dernières promotions de l’ESG. Sur les 85 officiers de la promotion 1912, on compte 69 Saint-Cyriens, pour la très grande majorité issus de l’infanterie, 9 Polytechniciens (ils représentaient 45 % des premières promotions) et 7 officiers semi-directs. Ces officiers issus du même moule militaire (et bien souvent avant aussi civil) sont victimes du phénomène de groupthink, cette influence réciproque qui les entraîne à ce moment-là vers cette forme d’hystérie collective baptisée « offensive à outrance ».

On retrouve un phénomène similaire avec les théoriciens de la guerre révolutionnaire de retour d’Indochine, jeunes officiers pour la plupart ayant connus une expérience commune et développant avec un effet de résonnance des idées extrêmes sur le contrôle des populations. Pour autant, dans l’armée française de la guerre d’Algérie comme dans celle de 1914, derrière cet écran visible, on trouve une multitude d’hommes qui réfléchissent et innovent jusqu’à cette forme de synthèse que constitue le plan Challe.

La morale de cette histoire n’est pas qu’il n’est pas besoin d’experts mais qu’il ne faut jamais les laisser seuls. Plus le nombre de militaires qui s’expriment sur les problèmes de leur propre métier est vaste et plus la diversité de leurs opinions annule les sources d’erreur tout en cumulant les informations pertinentes. Le procédé est encore plus efficace s’il s’étend même aux civils disposant d’un minimum de compétences. Encore faut-il qu’ils aient l’espace pour le faire, dans le cadre institutionnel (comptes-rendus, fiches, etc.) ou non (livres, internet, etc.) ; qu’ils aient les ressources en temps et en moyens pour expérimenter ; qu’ils soient encouragés à cela et non pénalisés ; qu’il existe enfin des organes capables d’effectuer une synthèse de la production de cette intelligence collective.

Sur cette question, outre l’ouvrage cité et beaucoup d’autres (dont La chair et l’acier pour les exemples de la Marne et de l’ESG) consulter Michael Doubler, Closing With The Enemy: How Gis Fought the War in Europe, 1944-1945, University Press of Kansas, 1994.

16 commentaires:

  1. Je ne peux m'en empecher mais, en vous lisant et particulièrement le dernier paragraphe, une question me vient, a-t-on fait appel a l'intelligence collective pour écrire le livre blanc de la défense de 2008? Je ne suis pas sur... Félicitations pour l'ouverture de votre blog.
    Antonin P, étudiant en Droit, sous officier de réserve dans les TDM, auditeur a l'IHEDN et j'espere futur officier d'active.

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  2. Voilà une excellente nouvelle ! Bienvenue !
    (je crois par contre que le nom de l'auteur de "Closing with the Enemy" est M. "Doubler")

    A bientôt!

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  3. Dommage qu'il n'y ait pas encore de fil RSS....

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  4. Merci Corentin. Le livre de Doubler est passionnant.

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  5. L'intelligence collective n'est pas nécessairement la synthèse de ceux qui crient le plus fort - et qui donc se font entendre le plus ;) -.

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  6. Bonjour,

    Un ouvrage de Michel Goya, annoncé pour octobre 2010 intitulé "Afghanistan" aux éditions Tallandier semble avoir eu quelques difficultés. Ouvrage introuvable, est-il sorti de presse ? Que s'est-il passé ? Est-il paru sous un autre titre ? A-t-il été victime de la censure ?
    Comment se procurer ce livre ?

    Bon courage et félicitations par ailleurs pour ce blog. Les interviews de l'auteur sur la Libye et de l'Afghanistan pourraient y être impimentés tout commme son intervention dans le reportage "que sont devenus nos soldats".
    Il y avait un fan club de Michel Goya qui puisait ses informations sur la remarquable arborescence (aujourd"hui disparu ) du site Theatrum Belli.Desormais ce blog répond aux attentes d'un large public.

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  7. Félicitations pour l'ouverture de ce blog.
    Officier dans l'Armée de l'Air, je me réjouis de voir un Officier supérieur en faveur de la liberté d'expression.
    les grandes armées du monde ont déjà compris l'intérêt de la chose pour faire évoluer les mentalités, il est temps que les militaires français leur emboîtent le pas...

    Merci

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  8. voici un très bon ouvrage sur la question
    http://www.amazon.com/Super-Crunchers-Thinking-Numbers-Smart/dp/0553805401

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  9. L'ouvrage sur l'Afghanistan n'est malheureusement plus d'actualité. Ce n'était plus compatible avec ma charge de travail (et celle de Camille Sicourmat, la co-auteur) et beaucoup de littérature est déjà parue sur le sujet.

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  10. @Michel Goya: dommage que l'ouvrage sur l'Afghanistan ne sorte pas en effet. Quel est votre prochain projet de publication ?

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  11. Bonjour Jean-Luc,
    il portera sur le comportement au combat. C'est un développement de mon mémoire Sous le feu.
    Envoyez-moi votre adresse que je vous envoie la 2e édition de Res militaris (10 documents en plus).

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  12. Sur la réalité de ce phénomène d'intelligence collective, on peut voir un exemple dans le dernier 'science et vie' au sujet du repliage de la protéine qu'un logiciel ouvert sur les Internaute à permis de résoudre en 2 mois alors que les spécialistes s'y cassaient les dents depuis des années.

    Fred SLF

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  13. Bonjour, je ne suis pas un fan absolu de l'armée mais je tiens à dire que vos articles, M. Goya, publiés notamment dans "Afrique du Nord Moyen-Orient. Entre recompositions et stagnations" et dans le dossier "Af-Pak" de Questions Internationales m'ont passionné de par leurs analyses approfondies, par leur clarté et leur acuité. Super en somme. C'est ce que j'aime lire. Bien à vous, Jérôme

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  14. Bonjour,

    Déjà lecteur du blog d'OK, j'interviendrais ici sur le même mode, à savoir la comparaison avec le domaine dans lequel j'évolue: les sapeurs-pompiers. Une question qui me semble essentielle, n'est pas en fait de savoir si cette intelligence collective est efficace ou non, mais plutôt de se poser la question initiale de l'article "qui veut gagner?"

    Les sapeurs-pompiers Français, par exemple, disposent de documents nommés GNR (Guides Nationaux de Référence) qui traitent de divers sujets opérationnels. Ce sont de bonnes bases mais dans lesquels se trouvent des erreurs techniques, des approximations etc.

    En soit, qu'un document soit imparfait n'est pas gênant. Ce qui est par contre très gênant c'est que ces documents sont écrits, diffusés, mais n'évoluent pas. Comme si nous étions encore à Word 1.00
    Or, pour évoluer, il faut deux choses:
    1) prendre en compte l'avis des lecteurs
    2) avoir un système qui permet de savoir si on a ou non la dernière version

    Or ces documents n'ont pas de numéro de version mais surtout, si on trouve une erreur, à qui l'indiquer? Grand mystère... Pas un mail, pas une adresse de site ou même une adresse postale. Pas un seul truc du genre 'si vous trouvez des erreurs, contactez nous!"

    On a donc l'impression d'avoir une communication qui se fait à sens unique. Non seulement cela amène à des documents qui avec le temps sont de plus en plus "à côté de la plaque" mais en plus cela incite chacun à bricoler son truc dans son coin.

    La véritable question serait donc de savoir si "tout en haut" on veut écouter ce que disent ceux qui sont "tout en bas"...

    Amitiés
    Pierre-Louis

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    1. il suffit de s'adresser à la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises, sous direction des sapeurs pompiers.
      asnieres, quai du docteur dervaux.

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  15. Bonjour à tous,

    Avant mon commentaire proprement dit, je voudrais mettre un petit message personnel pour le Colonel Goya : toutes mes félicitations et mon admiration pour votre travail, aussi bien sur votre blog que dans Guerres & Histoire, dont je n'ai évidemment pas raté un seul numéro depuis son lancement.

    Concernant le sujet de votre article, il me semble que vos conclusions n'ont rien d'étonnant : aujourd'hui, un nombre croissant (et déjà non négligeable) de découvertes scientifiques, d'avancées technologiques et autres proviennent de l'exploitation des "big data", à savoir la recherche de liens statistiques dans des bases de données gigantesques, et principalement dans l'ensemble de ce qui est publié sur internet.

    Entendons-nous bien : il ne s'agit nullement de faire un travail "intelligent", mais uniquement de collecter des données par la "force brute" des ordinateurs, et de mettre ainsi en évidence les occurrences qui ont tendance à apparaître ensemble, alors que cela reste invisible à l'oeil humain. À titre d'exemple, on pourrait imaginer que personne ne se soit encore rendu compte que l'on pourrait utiliser du deutérium pour la fusion nucléaire. Pourtant sur 100 articles parlant de fusion, 50 contiendraient aussi le mot deutérium, et inversement. L'exploitation des "big data" mettrait immédiatement cela en évidence.

    Encore plus efficace que l'intelligence collective, non ?

    L'idée serait donc, non plus de faire appel à l'ensemble des professionnels et des civils éclairés, mais de rechercher, pour chaque problème donné, les occurrences qui reviennent le plus fréquemment dans les articles qui en parlent sur internet. Il y a fort à parier que la solution idéale apparaîtra "miraculeusement".
    Corollaire négatif : ça ne va pas nous pousser à faire usage de notre intelligence, tout ça...

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